«.... Et que malgré les naufrages, le voyage en vaut la peine.» (Eduardo Galeano)
Dans l'Airbus blanc et bleu de mer qui me ramène à Montréal, une cinquantaine de jeunes Québécois reviennent d'un séjour de trois semaines dans l'île. Ils ont une quinzaine d'années et ont revêtu le chandail rouge qui identifie la coopérative internationale ARO de Colette Lavergne, qui se dévoue depuis des années à faire connaître la réalité de Cuba à de nombreux groupes d'étudiants du Québec. Ceux-ci ont bonne mine, ils chantent, se rappellent les événements marquants de leur séjour pendant lequel ils en ont appris un peu plus sur la Révolution cubaine, en réalisant des travaux aux champs, en vivant chez l'habitant et en visitant certains lieux historiques. Lorsque l'avion se pose sur la piste d'atterrissage de Dorval, ils entonnent spontanément «Ce n'est qu'un au revoir, mon frère...» Ça change des remarques désobligeantes souvent entendues de touristes qui croyaient se retrouver dans un Club Med et manger tous les jours un steak frites... ou des poutines bien grasses, comme à Old Orchard.
Depuis mon retour, je ne sais plus combien de fois j'ai dû répondre à la question: «Et puis, que va-t-il se passer à Cuba maintenant?» Ou même: «Va-t-il y avoir une révolte?» Une inquiétude qui pourrait, à la limite, être normale si elle n'était alimentée à la fois par tous ceux qui crachent sur Cuba et par tous les désillusionnés des luttes anticapitalistes, ceux qui trouvent maintenant ringard de croire qu'un monde meilleur est encore possible. Ça fait bien du monde, je l'admets.
C'est vrai que Cuba n'a plus la cote aujourd'hui dans les pays occidentaux et chez les intellectuels qui, dans les années soixante, l'avaient bruyamment appuyée. C'est aussi vrai que même si l'économie néolibérale s'écroule aujourd'hui dans ce château fort qui l'a vu justement naître, les États-Unis, personne n'ose affirmer pourtant que c'est bien là l'exemple que le capitalisme ne fonctionne pas et que ce n'est pas la faute ni à Fidel, ni à Chavez, ni à Lula, ni à Morales. On préfère se fermer les yeux sur cet échec lamentable du capitalisme, où des millions de personnes ont été flouées et ruinées, sans juger, sans condamner, sans analyser, et garder tout de même un œil accusateur sur la Révolution cubaine qui, après 50 ans, n'a pu triompher dans tous les domaines souhaités.
Je ne veux pas revenir sur les raisons de ces difficultés qu'a dû affronter Cuba depuis 50 ans, j'en ai souvent parlé dans cette chronique, et tout cela est bien documenté pour qui se donne la peine de chercher le moindrement, mais simplement rassurer les inquiets ou ceux qui souhaiteraient que Cuba «change».
Oui, Cuba change, non Cuba ne reviendra pas en arrière. Cela résume bien l'état d'esprit des dirigeants et de la population. Le reste, c'est comme rentrer dans la cuisine de celui qui nous invite à manger et remettre en question la façon dont il confectionne ou assaisonne ses plats. C'est manquer totalement de savoir-vivre. Voit-on les dirigeants cubains intervenir ici en favorisant le Bloc Québécois ou en ridiculisant la façon dont Jean Charest entend nous sortir de la crise annoncée?
Cinquante ans, c'est une goutte d'eau dans l'histoire de l'humanité. Il reste encore beaucoup à faire et à défaire à Cuba. Et cela se réalisera de la façon dont les Cubains l'ont décidé, à leur rythme, sans jamais remettre en question les acquis de la Révolution. Ce qu'on constate à Cuba, c'est que la transition vers le socialisme n'est pas encore achevée, qu'il reste encore des efforts considérables à faire pour avancer, améliorer, inventer et construire. Tout le monde en est conscient, comme tout le monde est conscient qu'il n'est pas question de perdre sa souveraineté au profit du grand empire situé à 90 milles des côtes cubaines. Et que finalement, l'Amérique latine donne aujourd'hui raison à Cuba et lui ouvre de plus en plus ses portes, malgré le blocus et au grand déplaisir des stratèges de l'empire.
chronique de Jacques Lanctôt tiré du site Québécois canöe La Havane au jour le jour (5)