Par César Paredes, journaliste de Semana.com
(Traduction ARLAC)
Caterina Heyck est avocate et chercheuse en matière de résolution de conflits armés.
ENTRETIEN Caterina Heyck Puyana, ancienne conseillère de plusieurs gouvernements, a défendu l'efficacité des négociations dans la libération d'otages. En outre, elle a proposé un accord humanitaire comme première étape sur la voie de la résolution du conflit armé colombien.
Mardi 1er mars 2011
En 2004, elle a publié un livre intitulé “Oui à l'accord humanitaire”, après avoir été conseillère auprès de plusieurs ministres de l'intérieur (dans les gouvernements de Ernesto Samper et Andrés Pastrana), gouverneur chargée du département de l'Amazonas, secrétaire générale chargée du Ministère et conseillère du Haut-commissaire pour la Paix au début du gouvernement de Álvaro Uribe. Ces dernières années, elle s'est consacrée la recherche, à l'accompagnement des familles de politiciens pris en otage et à la défense d'une issue négociée au conflit armé.
Elle se nomme Caterina Heyk Puyana, avocate, collaboratrice de Semana.com, qui a présenté il y a quelques jours en Colombie sa thèse de doctorat européen soutenue à l'Institut de la Paix et des Conflits de l'Université de Grenade en Espagne et à l'Université de Leiden, aux Pays-bas, avec le soutien de l'Union européenne. Sa thèse, intitulée “Droit international, accord humanitaire et résolution pacifique de la prise d'otage”, propose comme toile de fond pour une issue négociée au conflit son “humanisation”. Et comme première étape, la chercheuse propose un accord humanitaire, en d'autres termes, le droit à la vie et à la liberté des 17 soldats encore aux mains des Farc.
La semaine dernière, Heyck a rencontré les "Colombiennes et des Colombiens pour la paix" à Buenos Aires, Argentine, où elle s'est entretenue notamment avec Piedad Córdoba, Federico Mayor Zaragoza, ancien directeur de l'UNESCO, Adolfo Pérez Esquivel, prix Nobel de la paix et des représentantes des Mères de la Place de mai. Le sujet : la paix en Colombie.
Elle a présenté à cette occasion une synthèse de ses recherches fondées sur la méthode du Norvégien Johan Galtung, selon lequel les conflits peuvent être traités comme une maladie : il faut commencer par poser un diagnostic, puis établir un pronostic et enfin proposer une thérapie. En l'occurrence, elle insiste sur l'accord humanitaire, sujet sorti il y a plusieurs mois du débat tandis que le Gouvernement exigeait à sa place que les Farc libèrent ceux qui sont encore entre leurs mains, sans contreparties, pour que s'ouvre la porte du conflit.
Semana.com s'est entretenu avec Heyck, qui a expliqué en quoi ont consisté ses recherches et quelles sont les bases juridiques qui soutiennent la viabilité d'un accord humanitaire.
Semana.com : Quel a été le diagnostic de la séquestration ?
Caterina Heyck Puyana : Le diagnostic correspond à l'analyse de l'histoire, de l'évolution, de la participation des groupes armés, et de la réponse du gouvernement au problème de la prise d'otages. Une des conclusions de cette partie de la recherche est qu'on connaît mal les chiffres et que les disparus ont été effacés des statistiques.
J'ai aussi documenté les conditions de toutes les prises d'otages, en lisant tous les livres que les otages ont écrit sur leur captivité. La conclusion est que dans ces conditions, il n'est pas possible de garantir le droit à la vie et que les otages craignent les opérations de libération parce que chaque fois qu'il y a des survols, le risque est imminent. Par exemple, Orlando Beltrán s'est retrouvé paralysé lors d'une de ces opérations.
Semana.com : Quel livre avez-vous préféré ?
C.H.P. : Ils m'ont tous intéressée parce que j'y ai découvert et compris ce qu'est la réalité de la captivité. Deux m'ont appris d'autres choses. Dans le récit de Oscar Tulio Lizcano, j'ai pu pénétrer dans la vie des guérilleros, voir comment ils sont, ce qui les a conduits à rejoindre la guérilla. Une conclusion que j'en ai tirée, c'est que la plupart des guérilleros preneurs d'otages sont d'une certaine manière eux aussi séquestrés : beaucoup sont mineurs, recrutés contre leur gré, ou par la force des circonstances. Une fois qu'ils sont dans la guérilla, ils ne peuvent plus en sortir parce que toute désertion se paie par l'exécution.
Semana.com : En quoi a consisté le pronostic ?
C.H.P. : Dans cette partie de ma thèse, j'ai passé en revue les précédents dans le monde concernant les opérations de libération et la négociation. En premier lieu, j'ai exposé la “politique pragmatique d'Israël” qui a sorti de prison des milliers de prisonniers, non seulement en échange de la remise de combattants mais aussi de la dévolution de cadavres. J'ai également enquêté sur ce que furent les négociations en Afghanistan, au Pakistan et celle du gouvernement espagnol face aux captures de bateaux de pêche par des pirates dans l'océan Indien et par Al Qaida au Maghreb islamique.
Semana.com : A quoi croyez-vous qu'est due cette politique pragmatique du gouvernement d'Israël ?
C.H.P.: Tout d'abord, parce que le service militaire est obligatoire. Dès lors, la libération de combattants est une façon de répondre aux familles, une contrepartie de l'État qui profite de leurs enfants dans le conflit. Il y a également des facteurs de type religieux tels que l'importance que revêt l'enterrement des morts, ou ce que signifie le fait d'appartenir au “peuple d'Israël”.
Semana.com : Que croyez-vous qu'un État militariste vient chercher dans la négociation ?
C. H.P. : Dans un État militariste, la négociation de l'échange n'est pas considérée comme une étape vers la résolution d'un conflit ; ce que cherche l'État, c'est à manifester de la reconnaissance pour la vie des militaires du pays et être conséquent avec son importance dans la société.
Semana.com : continuons avec le pronostic …
C. H.P. : J'ai étudié les nombreux cas de négociation en Colombie, comme la séquestration de Juan Carlos Gaviria, frère de César Gaviria, de l'ancien ministre Fernando Londoño y Londoño, la prise de l'ambassade de la République Dominicaine, l'échange du gouvernement Pastrana, entre autres. Dans tous ces cas, la négociation a donné des résultats au niveau du devoir fondamental de l'État qui est de garantir le droit à la vie de ses citoyens.
J'ai également analysé point par point la position du gouvernement de Álvaro Uribe. En dépit des libérations de guérilleros prisonniers, comme dans le cas de Granda, il n'y a réellement jamais eu de volonté de dialogue, et il n'y a eu que des agitations politiques opportunistes, selon la conjoncture.
Semana.com : Et quels sont les précédents d'opérations de libération ?
C.H.P. : Des cas tels que la libération des sportifs israéliens au Jeux olympiques de Munich en Allemagne (1972), l' Opération Entebbe (Ouganda, 1976), l'Opération Chavín de Huantar (Pérou, 1996), la libération du Théâtre de Moscou, avec des gaz asphyxiants (Russie, 2002), la prise du collège de Beslán (Ossétie du Nord, 2004) ou les cas locaux tels que la prise du Palais de justice, les tentatives de libération de Diana Turbay (1991), du gouverneur de l'Antioquia, Gilberto Echeverry (2003), et du gouverneur du Caquetá, Luis Francisco Cuéllar (2009), entre autres; tous ont laissé des bilans tragiques de pertes de vies humaines. Dans quelques cas, la riposte disproportionnée des gouvernements a anéanti les possibilités d'issue négociée, ce que l'on ne peut considérer comme des victoires militaires.
Semana.com : Et l'Opération Jaque, qui est considérée par l'actuel ministre de la Défense, Rodrigo Rivera, comme une oeuvre d'art ?
C.H.P. : Après avoir lu plusieurs versions de cette histoire et analysé les informations, je crois que ce fut une négociation économique déguisée en libération.
Semana.com : Et la thérapie …
C.H.P. : La thérapie proposée est l'application du Droit international humanitaire (DIH), des Droits
humains et la théorie de l'Investigation pour la paix.
En approfondissant l'étude du DIH applicable aux conflits armés à caractère non international, j'ai constaté qu'il existe un vide dans la définition de “combattant”. Pour le CICR, les combattants ne sont pas tous les membres d'un groupe armé illégal, mais ceux qui sont en “fonction continue de combat” (un guérillero cuisinier ou infirmier ne serait pas un combattant, par exemple). Pour sa part, la CIDH (comme dans le cas célèbre de La Tablada – en Argentine) considère que les membres des groupes armés illégaux sont “des civils qui perdent le droit à la protection face aux attaques lorsqu'ils participent directement aux hostilités”. La Cour Suprême de Justice d'Israël, dans un jugement important rendu en décembre 2006, lorsqu'elle a examiné la légalité de la politique d'assassinats sélectifs de ce gouvernement, a déterminé que les membres de groupes terroristes sont des “civils” qui perdent le droit à la protection en cas de participation aux hostilités.
Comme on le voit, la détermination de la condition de combattant est fondamentale. Ce qui est réellement en jeu, c'est la garantie du plus fondamental des droits humains : le droit à la vie.
Semana.com : De quelle manière le discours antiterroriste a-t-il affecté les principes dont vous faites état ?
C.H.P. : La doctrine de la guerre contre la terreur de George W. Bush a essayé de rester en marge de tout référent normatif, d'exclure l'application des droits humains, puisqu'il s'agit d'une guerre, et en même temps, de nier la validité du DIH et par conséquent de sa régulation des droits des combattants et prisonniers de guerre.
Dans une situation de guerre, le droit à la vie disparaît. Le problème est de savoir comment on entend l'exception dans un conflit armé interne. Par exemple, comment garantit-on le droit à la vie d'un mineur qui a été recruté contre son gré, qui a le droit de déserter et ne le fait pas parce qu'il sera tué. C'est pourquoi j'estime contestables les bombardements indiscriminés dans lesquels périssent probablement des mineurs. En Colombie, nous avons une distorsion des droits en raison de la prolongation du conflit. C'est ainsi que se sont produits des phénomènes macabres comme les faux positifs, qui sont des exécutions sommaires dans lesquelles on fait passer des civils pour des combattants afin de rendre compte de résultats militaires et d'obtenir des avantages. Tout cela parce que nous nous habituons à ne pas nous interroger sur la légalité des victimes de la guérilla.
Semana.com : mais les guérillas ont, elles aussi, contribué à la dégradation du conflit…
C.H.P. : C'est indiscutable. La séquestration de civils, les mines antipersonnel, l'emploi d'armes non conventionnelles. Tout cela a contribué à la dégradation du conflit. Demander à la guérilla de respecter le DIH est nécessaire, tant pour elle que pour l'État, pour qui c'est une obligation. Ce qui se passe, c'est qu'une partie est institutionnalisée tandis que l'autre ne l'est pas. Il apparaît parfois que lorsque l'on défend le dialogue, on court le risque d'être taxé de défendre la guérilla. Absolument.
Semana.com : Que signifierait en Colombie l'application d'un accord humanitaire ?
C.H.P. : L'application du DIH et la régularisation du conflit contribueraient à la définition de qui sont les combattants et qui ne le sont pas. Avec l'échange humanitaire, outre la libération de ces personnes, les Farc s'engageraient à respecter le DIH et par conséquent à en finir avec les prises d'otages. Tenter d'amorcer un dialogue en cessant les hostilités et les combats est naïf. La première chose à faire, c'est “humaniser" le conflit, définir qui sont les combattants et écarter la population civile. En outre, il convient de souligner que l'échange vise à privilégier la vie des soldats – des combattants, qui sont tous colombiens.
Semana.com : Croyez-vous que dans les conditions du conflit, il est possible d'appliquer un accord humanitaire ?
C.H.P. : En Colombie, l'application du DIH est un impératif légal et constitutionnel. Par le passé, on a tenté de voter une loi contre les prises d'otages qui interdisait le paiement de rançons. La Cour constitutionnelle a déclaré que ceux qui recouraient au paiement le faisaient "par nécessité” et en raison du devoir de solidarité avec les victimes, pour la protection des droits humains dont jouissent les citoyens, devoir qui est consacré dans la Charte politique.
Dans le monde, il y a deux législations qui consacrent explicitement le droit à la paix : la Charte africaine et la Constitution colombienne. À l'article 22 de notre Constitution, la paix est consacrée non seulement comme un droit mais comme un devoir. La Cour constitutionnelle a déclaré que ce droit est le fondement de l'État et de la société, et qu'il impose aux autorités de rechercher la paix. Cela nous amène à penser que tout Colombien non seulement a le droit de chercher le dialogue pour résoudre un conflit mais qu'il s'agit de l'exercice d'un devoir. À l'évidence, une telle faculté ne signifie pas qu'il peut décréter une opération militaire ou modifier les institutions, mais tous les citoyens ont droit au dialogue.
Semana.com : Chaque fois qu'il y a des libérations, on reparle de la possibilité d'un rapprochement entre le Gouvernement et la guérilla. Il y a quelques jours, un groupe a commencé à lancer sur Internet la collecte de signatures pour empêcher que le gouvernement dialogue avec les Farc. Qu'en pensez-vous ?
C.H.P. : J'insiste, la paix est un droit et un devoir constitutionnel. Des initiatives comme celle-ci montrent l'absence de solidarité des gens. Il est incroyable qu'en Colombie, des citoyens soient séquestrés depuis plus de 13 ans et que nous restions si indifférents. En Espagne, ils ont payé pour la libération de leurs citoyens pris en otages par des pirates somalis et en peu de temps, ils ont été libérés. Il existe de nombreux cas semblables. Au lieu de valoriser le travail des "Colombiennes et Colombiens pour la Paix", le président Uribe a préféré les appeler le “Bloc intellectuel des FARC”. Quelle méconnaissance de la Charte politique ! Comme nous l'avons vu, rechercher la paix est un devoir constitutionnel et un droit que personne ne peut nous enlever.
Semana.com : Finalement, pour une issue négociée, que signifierait la mort de Alfonso Cano ?
C.H.P. : Indépendamment de qui est à la tête des Farc, l'important est de toujours privilégier le dialogue.