Une pièce de José Martinez QUEIROLO (Equateur)
(Epuisé, même en espagnol, car il n’y a quasiment pas de libraires en Equateur, et pas de « clients » pour acheter des livres hors de prix)
Queirolo a été joué à Guayaquil, au Mexique et à Cuba.
Traduction : Salomé ROTH (Inédit en Français)
"... si j'avais été l'un des poètes de l'Antiquité, qui aimaient la beauté pour la beauté et l'art pour l'art, j'aurais chanté ce rituel de la lavandière, qu'elle accomplissait comme une prêtresse dans son sanctuaire, au milieu de vapeurs, de tentures et de voiles religieux..." Pablo Neruda
(Ecrasé sous le poids d’un paquet de linge sale, un homme avance dans la rue. Il porte un complet noir trop grand pour lui, arbore une barbe de plusieurs jours et il est ivre. En arrivant sur la place publique, il dépose son fardeau sur le trottoir et en sort une bouteille d’eau-de-vie, dont il absorbe le contenu tout en parlant.)
Je suis « le mari de la Jesusa » !... Jesusa, la lavandière…, celle qui lave les pantalons pour trois sous et les chemises pour un cinquante, celle qui a une main faite pour la planche à laver et qui laisse le linge propre, immaculé…Oui, la Jesusa !
Moi, comme cela arrive aux maris des stars de cinéma, je suis connu grâce à ma femme…
- Voilà le mari de la Jesusa !
- Voilà le poivrot qui vit avec la Jesusa !
Le poivrot, c’est moi !... Et si je viens en ces lieux interrompre un moment vos distractions, c’est pour vous annoncer que ma femme, la Jesusa, est morte !
Δ
Mais pourquoi gardez-vous le silence ? Peut-être que ce veuf flambant neuf ne mérite pas de recevoir de votre part une misérable phrase de condoléances ?...
- Comme je compatis !
- Quel grand malheur !
- Dieu ait son âme !
- Résignation !
- Courage !
Je pensais que vous assisteriez à l’enterrement, que, comme à la mort de quelqu’un d’important, l’un d’entre vous prendrait la parole ; qu’au moins vous enverriez une délégation, des fleurs, une carte… Une carte sur laquelle on aurait lu :
« Les clients de la Jesusa, Société Anonyme,
vous expriment leurs sincères condoléances »
Mais rien ! Personne ! Rien que moi, mes gamins, quelques voisines et le soleil, ce soleil qui assiste toujours à l’enterrement des lavandières !
Et cette indifférence s’avère impardonnable quand on pense que durant tant d’années, vous avez fait partie de mes connaissances intimes…Oui, intimes ! …bien que cela soit seulement parce que je connais vos dessous intimes…Depuis vos paires de chaussettes trouées jusqu’à…enfin ! Restez tranquille, je ne vais pas le dire ! Jesusa – oui, celle qui est morte ! – m’a fait promettre de toujours garder ce qu’elle considérait comme…son « secret professionnel » !
Elle nous a quittés ce matin… Elle s’était levée à l’aube dans le patio pour laver votre linge, et elle se faisait du souci parce que le soleil était en retard…
- Soleil ! Pourquoi n’es-tu pas à l’heure, soleil ?
Souvent, elle tombait près du bassin, comme un soldat devant sa tranchée !
(à un spectateur :)
- Monsieur ! Je n’ai pas l’habitude de porter le linge des clients !... Mais votre costume était là, dans l’armoire, prêt pour la livraison… Et devant l’urgence de la situation, j’ai pensé que cela ne vous dérangerait pas que je… Mais ne vous inquiétez pas surtout ! J’ai fait très attention à ne pas tacher le revers de mes larmes, et de ne pas friper les épaulettes avec le poids…, vous savez…, du cercueil !.
Nous l’avons enterrée sur la colline…En sortant du cimetière, une des voisines m’a dit :
- C’est toi qui as tué la Jesusa ! C’est toi qui l’as tuée !
Et c’est pour cela que je suis ici…Parce que je ne l’ai pas tuée seul…Nous l’avons tuée tous ensemble !... Moi, en buvant ; et vous sans boire !... Moi, en lui faisant des enfants sans compassion ; et vous, en l’obligeant à laver votre linge pour une misère !... Et elle, pendant ce temps, avec son ventre énorme appuyé au bassin, qui lavait en chantant !..., qui lavait en chantant !...
- (il chante :) « Le savon est fini
que pouvons-nous faire !
Le savon est fini
Y’a plus rien à perdre !... »
Moi je n’avais pas de travail, et elle, elle en avait trop ! Comme un fauve en cage, je passais mes journées à tourner dans l’appartement, entre des tas de linge sale…Des tas de linge sale, qui remplissaient les quatre coins de mon foyer !
Parce que deux fois par semaine, la Jesusa revenait de vos maisons charriant dans la mienne toutes les cochonneries de la ville…Et, une fois dans l’appartement, les immondices étaient classées par tas…
Le tas de la famille Martínez !...
Le tas de la famille Ramírez !...
Le tas de la famille Aguirre !...
(Il tire un sous-vêtement du paquet :)
Et ce soutien-gorge ?... De quel tas est tombé ce soutien-gorge ?.... Serait-il à Doña Rosa ?...Non, les soutiens-gorge de Doña Rosa sont des soutiens-gorge rembourrés…Celui-ci ressemble plutôt, vu la forme…, à un soutien-gorge de la petite Pichusa… Ah, les soutiens gorge de la petite Pichusa !
(Il fait semblant de laver le sous-vêtement, tout en chantant : « Le savon est fini, etc. »).
On ne pouvait plus vivre dans cet appartement ! Cet ait que l’on respirait nous asphyxiait !... Les tas de linge sale grandissaient, grandissaient toujours, jusqu’à atteindre le toit, et mes gamins, morts de faim qui grimpaient, cherchaient, fouillaient…
Parce que parfois, vous oubliiez quelque chose dans les poches de vos vêtements… des chewing-gums, de la monnaie, des cigarettes… Et parfois aussi, des choses compromettantes que je collectionnais…. Vous voyez ce que je veux dire !... des fausses clés, de la drogue, des lettres adultères…
(Sans s’interrompre, il tire de sa poche une missive froissée et la lit :)
- « Mon amour : mon époux part en voyage. Cette nuit, enfin ! je serai seule. Ne manque pas de venir, mon bien aimé, mon tendre amant !... »
Des cochonneries qui, entre les mains de n’importe quel maître chanteur professionnel, auraient valu une fortune ; et qui entre les miennes, servaient seulement de prétexte pour m’approcher de chez vous, pour demander du travail ! En restant honnête. N’importe quel type de travail !...
(Il se déplace rapidement, mimant les métiers auxquels il fait allusion :)
- Gardien ? Mon maître fortuné peut dormir tranquille ! Je passerai la nuit à veiller sur ses biens et à montrer les dents comme un chien !
(Il aboie et grogne).
- Jardinier ? (Très affecté) Ah monsieur ! [En français dans le texte] Les narcisses ont attrapé froid cette nuit et les roses ont le paludisme, mais cet œillet…cet œillet n’attend que votre main pour l’effeuiller !
- Débardeur ? Très bien patron, débardeur !... Un quintal, deux quintaux, trois quintaux… Lancez m’en un autre, petit patron, s’il vous plaît !
Mais rien à faire !... Quand, humilié et fatigué, je rentrais le soir dans mon foyer, les tas de linge m’attendaient… Et c’étaient les propriétaires de ces chiffons, ceux qui me méprisaient ! Les propriétaires de ces chiffons… !
(Administrant des coups de pieds au paquet :)
- Dehors ! Dehors ! Le linge sale se lave en famille !
Et je crachais le linge de vos femmes, cette soie souillée que moi jamais je n’aurais pu acheter à Jesusa !
Un jour…un jour je me suis déshabillé, et j’ai jeté mes habits dans le bassin…
- Je suis ton mari, tu m’entends ? Ton mari ! Le seul dont tu aies l’obligation de laver le linge !...
Et je suis resté, nu comme un ver, étendu sur mon balluchon… Et je suis resté comme ça pendant plusieurs jours, parce qu’à chaque fois qu’elle me rapportait mon linge, à la moindre petite tache, je l’abreuvais d’insultes…
- Ah malheureuse ! Moi tu ne me laves pas bien, hein ? Regarde cette tache ! Regarde ce pli ! Retourne au bassin !
Et comme ça, jusqu’à ce que la Jesusa tombe malade !
Moi la Jesusa je ne l’avais jamais vue malade…Elle gisait là, sur le balluchon, comme un arbre déraciné… Quel silence dans l’appartement ! Plus personne ne lavait ! Plus personne ne chantait !... Et autour de nous, les vêtements s’amoncelaient, s’amoncelaient…On aurait dit qu’ils allaient finir par tous nous ensevelir et nous asphyxier !
(A genoux, devant le corps imaginaire de la Jesusa :)
- Jesusa ! Jesusa !... Je vais changer !... Au nom de nos enfants, Jesusa, je te le jure !... Je vais changer !...
(Laissant de côté la bouteille, plein de bonnes résolutions, il hisse le paquet sur sa tête :)
Et le lendemain, c’est moi qui suis sorti en compagnie de mes enfants pour distribuer le linge à travers la ville…Comme ça ! parfaitement en équilibre !...
- Du linge ! Du linge ! Retirez le sale et mettez le propre !... Venez voir le mari de la Jesusa ! Venez voir le poivrot qui vit avec la Jesusa !... Du linge ! Du liiiinge !...
(Rendu furieux par un souvenir soudain, il laisse tomber le paquet et dit :)
Et cela aurait continué ainsi, s’il n’y avait pas eu l’affaire de la vieille et du jupon coloré…
- Dis à la Jesusa qu’elle m’envoie le jupon coloré ! Qu’elle se souvienne que la Petite Pichi va faire la fête samedi au Tennis Club, et que pour danser elle a besoin de son jupon, parce que sans jupons elle ne peut pas danser !
- Excusez-moi Madame ! La Jesusa affirme que le jupon ne se trouve pas en sa possession, que vous ne l’avez pas donné avec votre paquet, et que…
- Mensonge ! Vous voulez nous voler, c’est tout ! La Jesusa est une voleuse ! Je me plaindrai à la police ! Je me plaindrai !
- Comme vous voulez, Madame ! Mais payez-moi !
- Non ! Je ne vous payerai pas tant que vous ne m’aurez pas rendu le jupon coloré !... (appelant :) Nicucho ! Nicuchooo !...
J’ai cru qu’elle appelait le chien, mais c’est le mari qui est sorti. Très noble, très digne, très distingué… Comme si je ne connaissais pas ses sales chiffons !
- Ne discute pas davantage, ma fille ! Ne te rabaisse pas au niveau de ces gens !
- Malpropre !... Tu changes de linge tous les 30 jours ! Tu mets ton argent dans tes caleçons !... Malpropre !
Dans l’après-midi, la police est venue chez nous. Ils ont tout fouillé ! Ils ont même obligé les voisines à soulever leurs jupes, pour vérifier la couleur de leurs jupons !
(Aux policiers imaginaires :)
Pauvres, mais honnêtes !... Eh bien, emmenez-moi donc ! Emmenez-moi !... Vous croyez que vous me faites peur ? Laisse-moi, Jesusa ! Ne me retiens pas ! Laisse-moi !
Ils allaient tous nous emmener en prison, quand est apparue la servante de la vieille…
- Ma patronne elle dit qu’elle vous envoie l’jupon coloré…, qu’c’est qu’la p’tite Pichi elle avait oublié de l’mettre dans l’sac de linge sale, et v’là qu’elle vous l’envoie pour qu’vous le laviez rapidement… Oubliez pas que p’tite Pichi elle a une fête samedi au Tennis Club ! (elle continue en dansant :) Et qu’pour danser elle a b’soin d’son jupon, pasque sans jupons elle peut pas danser ! Et-qu’pour-danser-elle-a-b’soin-d’son-jupon,-pasque-sans-jupons-elle-peut-pas-danser !...
Après ça vous dites que c’est moi qui l’ai tuée, moi seul !... Les voisines ont fait courir la nouvelle dans tout le quartier. Dès demain, je serai pour tout le monde : « ce poivrot-là, qui a tué la Jesusa ! »… Parce que dans le quartier ils ne savent pas, ils ne se rendent pas compte…Et c’est tellement facile de rejeter la faute sur le dos de quelqu’un !
(désignant le contenu de la bouteille :)
C’est vrai que j’ai abusé de ça ; que, comme je n’ai pas d’argent pour m’en procurer, je venais moi aussi près du tas pour fouiller vos poches, pour disputer à mes gamins leurs petites trouvailles…Et que, quand par hasard – par hasard ! – quelque billet apparaissait, on se l’arrachait pour aller dans la rue, au bistrot…
C’est vrai que j’ai commencé à frapper la Jesusa ; que souvent, je lui ai arraché les cordelettes pour faire tomber dans la boue le linge fraîchement lavé…
Mais tout cela, je l’ai fait parce que je l’aimais ! Parce que cela me mettait en rage de la voir comme ça, à laver votre linge toute la journée !
Après…je me sentais tellement sale ! Tellement sale, que je me jetais en pleurant sur le tas et que je m’endormais ! Je m’endormais en espérant que le jour suivant, elle me ramasserait moi aussi, comme l’un de vos chiffons, elle qu’elle me jetterait dans le bassin et qu’elle me laverait !
- (Il chante :) « Le savon est fini
Que pouvons-nous faire !
Le savon est fini… »
(Il s’interrompt pour dire :)
Ces derniers temps, elle ne chantait plus…Elle lavait et elle toussait !... Elle lavait et elle toussait !... Elle était si malade ! Elle avait mal aux ovaires, aux os, aux reins !... Mais comme elle laissait votre linge propre ! Comme elle le laissait propre !...
Maintenant, il paraît qu’il y a des machines qui le lavent complètement. Vous mettez une pastille de savon, vous pressez un bouton, et c’est prêt ! (Imitant un vendeur :) Elles lavent et elles sèchent ! Elles lavent et elles sèchent ! Les mères de familles mettent leurs enfants, avec le linge et tout le reste, dans les machines, et les morveux ressortent tout propres, resplendissants !... Elles lavent et elles sèchent ! Elles lavent et elles sèchent !... Mais n’allez pas comparer avec la Jesusa !... La preuve en est que Madame Smith, cette gringa qui est assise là-bas, au fond…
- Madame Smith, ne vous cachez pas !...Vous vous avez une machine de ce type et pourtant, vous avez été jusqu’à aujourd’hui une de nos meilleures clientes !...
Parce que la Jesusa est incomparable !...Quelle tache pouvait résister à sa main ? Et sans utiliser d’eau de Javel, ni aucune substance qui détruit le linge… Elle lavait plus blanc que blanc ! Pas question d’utiliser ces savons qui lavent tout seul, pendant que les lavandières s’allongent pour fumer une cigarette !... Une bonne lavandière – et la Jesusa en était une ! – ne croient pas en de telles sottises… Elle passait sa vie à frotter, à gratter, à racler ! Aucune tache, aussi ignoble qu’elle soit, ne lui aurait résisté ! Taches de vin, de pus, de sang ! Taches sans nom, impossible à identifier !... Elle lavait, ébouillantait, amidonnait, repassait, reprisait… Pour trois sous les pantalons, et un cinquante les chemises ! Alors que c’est tellement cher, le savon, le bois, l’amidon et même le soleil…
- Soleil ! Pourquoi n’es-tu pas à l’heure, soleil ?
(Il pleure. Il tire de sa poche un mouchoir pour essuyer ses larmes, mais…)
Ce mouchoir non plus n’est pas à moi ! Je l’ai sans doute récupéré sur le tas…. Il porte les initiales K. J. C. …Monsieur K. J. C. est-il présent ? (Il appelle :) K. J. C. !... K. J. C. !... Que Monsieur K. J. C. s’approche, pour récupérer son mouchoir !...
(Furieux, au mouchoir :)
Sale torchon ! Torchon immonde, que j’étais sur le point de laver de mes larmes !... (après l’avoir piétiné :) Que ton propriétaire sache que tu vas rester sale, parce que la blanchisseuse est partie !... (aux spectateurs :) Oui, sachez-le tous !... La Jesusa est partie !...La blanchisseuse nous a quittés !... Inutile de mettre des petites annonces dans les journaux pour lui trouver une remplaçante… « Cherchons blanchisseuse ! »… « Cherchons blanchisseuse ! »… A présent, chacun va devoir laver ses sales torchons tout seul !...
(Il défait le paquet et, mettant à découvert les sous-vêtements qu’il contient…)
Torchons sales ! Torchons tachés par vos corps !... Fléaux qui se dissimulent aux yeux de tous ! Empreintes de pêchés sans nom, que nul n’ose confesser !... Peaux de vipères ! Peaux de vipère !...
(Frottant un sous-vêtement :)
On va lui donner un bon coup de savon !... A racler !, À frotter !... à laver !, à chanter !...
(il tombe lentement à genoux :)
Pourquoi la Jesusa – ma Jesusa – est-elle partie !...La lavandière nous a déjà quittés !... Elle est là-haut, elle lave sur une grande échelle… Elle contrôle l’apparition du soleil !... C’est pourquoi désormais, le ciel sera plus propre ! Les nuages, comme s’ils venaient d’être lavés !... Il n’y a qu’ici que ce sera sale – sale, sale, sale ! – parce que l’été est long…et nous, comme les vipères, nous devons changer de peau !
(il appelle :)
- Pluie !... Jesusaa !... Pluiiie … !
(Il tombe en sanglotant sur le sol et reste étendu comme un chiffon de plus sur le tas.)